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Samon Takahashi —

Helveticalia

— (première partie) —
Restitution d’une conférence audiovisuelle donnée par Samon Takahashi en 2014 à São Paulo dans le cadre d’une session OuUnPo (réseau international de recherche composé d’artistes, curateurs et chercheurs : http://visionforumouunpo.blogspot.fr/). La conférence Helveticalia est une fiction sur l’identité brésilienne, supposée être nourrie par des origines suisses. Paris et São Paulo se rejoignent ici en tant qu’inventions identitaires.
La seconde partie de cette conférence sera restituée prochainement

HELVETICALIA
L’invention du Brésil par les Suisses.


« C’est de l’accumulation des détails que naît la vérité », Norman Mailer

 

- WALTER SMETAK I - Prologue



- LE MENSONGE PORTUGAIS

Le Brésil est officiellement «découvert» en 1500 par les Portugais, conduits par l’Amiral Cabral.

Ce que les livres d’histoire se gardent de dire c’est que, deux ans plus tôt, une expédition secrète explore les côtes brésiliennes, quelque part entre le Maranhão et le Pará. De là elle aurait suivi la côte nord, atteignant le delta de l'Amazone, et l'île de Marajó. L’expédition est menée par le géographe et cosmographe portugais : Duarte Pacheco Pereira.
Elle est co-financée par la Couronne portugaise et par les cantons suisses.

Les Portugais exploitent intensément les ressources du pays et le Brésil devient à la fin du XVIe siècle le premier producteur et exportateur de sucre au monde. Pour répondre à la demande d’une main d’œuvre toujours plus forte les Portugais exploitent d’abord les autochtones trouvés sur place pour l’exploitation du bois de teinture, le Pernambouc. Mais l’expérience tourne court, les indiens préférant fuir ou se suicider plutôt que de «blesser» leur terre. Des esclaves noirs sont alors massivement importés d’Afrique. En 1570, le Brésil compte alors à peu près 20 000 Blancs, 30 000 Noirs et 800 000 Indiens. En 1650, la population blanche est estimée à 70 000, la population noire à 100 000 et les Métis en comptent 80 000.


- LES ESCLAVES BLANCS

Quelques siècles plus tard, après moult péripéties et guerres de territoires avec les Français, les Hollandais et les Anglais, lorgnant sur les richesses du pays telles que bois, sucre et autres produits exotiques, le prince portugais Dom Pedro s’affranchit de la couronne lusitanienne avec le soutient de la franc-maçonnerie brésilienne et proclame l’indépendance du Brésil en 1822.
En 1822, il y a 920 000 Blancs, 2 000 000 Noirs, 700 000 Métis et 360 000 Indiens au Brésil (800 000 en 1570 !). La monarchie devient constitutionnelle en 1824. Pedro II succède à son père et entame progressivement une réforme inattendue : le trafic d’esclave est interdit et les enfants d’esclaves sont désormais libres à la naissance. C’est lors de ce processus que les propriétaires font appel à des «travailleurs libres» venus d’Europe pour remplacer les esclaves noirs dont l’espérance de vie ne dépasse pas cinq ans. Ils attirent des immigrés européens grâce à des réseaux, leur promettent des terres. Une fois au Brésil une fortune leur est demandée en échange d’un “visa”. Les «fazendeiros» leurs prêtent alors de l’argent qu’ils doivent rembourser en travaillant pour ceux-ci. Leurs conditions de travail sont les mêmes que celles des esclaves noirs. Certains seront mêmes vendus d’une exploitation à une autre. La loi Áurea de 1888, abolit définitivement l’esclavage au Brésil et soulève la résistance des propriétaires qui s’engagent alors pour le renversement de l’Empire.

- LA SUISSE, PAYS DU TIERS MONDE

Dès le début du XIIe siècle, la Suisse souffre de surpopulation et de famine. Elle ne peut produire suffisamment de denrées pour nourrir ses habitants. La politique des cantons est alors d’envoyer des citoyens à l’étranger, les alimenter par d’autres et ramener des devises au pays. Une partie importante de ces citoyens voyageurs est constituée de soldats ; des mercenaires au service du roi de France, mais aussi des couronnes espagnole, néerlandaise et portugaise. Les mercenaires suisses sont en ce temps très demandés ; les meilleurs soldats que l’on puisse trouver en Europe. Les suisses n’ayant pas d’artillerie ni de cavalerie, ils développent des techniques de combat très avancées qui sont à l’origine de ce que nous appelons maintenant commando. Techniques de camouflage, archers snipers (souvenez-vous de Willelhm Tell), intelligence, arts martiaux (d’où pensez-vous que provient la capoeira ?). Par la suite, entre le XVe et le XIXe siècle pas moins de deux millions de soldats suisses sont employés à l’étranger.

La Suisse entretient donc de longue date des affaires avec le Portugal, lui fournissant entre autres cette main d’œuvre militaire d’élite.

Revenons à 1498.
La Couronne portugaise, puissante et arrogante, ne souhaite pas partager le succès de la découverte du Brésil avec les Suisses. Ce qui convient très bien aux Suisses portés comme chacun sait sur la discrétion. La date officielle est et restera donc 1500. Toutefois, en guise de compensation, un accord est conclu entre le pape et le Portugal. L’armée qui protégera le pape (principalement de l’Espagne) sera l’Armée suisse. La Garde suisse, la plus petite armée du monde, est donc officiellement inaugurée en 1504.
C’est une armée d’élite composée en grande partie des mercenaires ayant participé à la première expédition secrète. En souvenir de cette alliance l’uniforme porté sous les ordres du roi du Portugal Manoel Ier lors du débarquement sur les terres brésiliennes, est conservé jusqu’à nos jours.

Les images parlent d’elles-mêmes :




- L’AMAZONIE - REFUGE DE GUILLAUME TELL

Envoyés en reconnaissance dans la forêt amazonienne pour leur compétences légendaires en matière de forêt, une partie importante du contingent suisse de la première expédition de 1498 reste au Brésil. Beaucoup ne reviendront pas.

Il existe d’innombrables preuves de leur installation durable dans la forêt. On estime désormais impossible qu’ils s’y soient perdus mais plus probablement qu’ils y aient trouvé le prétexte d’une expérience de «retour à la nature».
Ils ont de toute évidence été confrontés aux populations indigènes et dans la plupart des cas semblent s’y être confondus.
Les traces des mercenaires suisses dans la forêt tropicale peuvent être trouvées dans certaines langues, musiques ou rituels indigènes. Par exemple, la langue arawak est nommée d’après le mot en dialecte suisse «arwach» qui signifie ardvaark. Ils semblent avoir confondu le tapir avec l’ardvaark qui a priori ne vit que dans les forêts d’Afrique. On peut également supposer qu’une espèce d’ardvaark ait bel et bien existé à cette époque dans la forêt amazonienne. Nous n’iront pas jusqu’à penser que les Suisses eussent été la cause de son extinction.

 
Ardvaark


Tapirus pincharde

 

Un autre exemple édifiant est l’usage rituel de la corne qui vient évidemment de l’initiation rituelle de l’Alphorn. L’Alphorn, ou cor des Alpes, est une corne des Alpes.

Ici une rencontre alpine inter-tribale :

Ici un document très rare d’un autochtone invoquant les esprits dans la forêt suisse :

Et ici l’influence indiscutable du cor des Alpes sur les indiens d’Amazonie :

On trouve également les influences du yodel traditionnel dans certaines tribus.
Comparons :



Certains des mercenaires installés dans la forêt sont archers d’élite. L’arme y est introduite et très vite adoptée par les indiens. Il semble raisonnable de penser que le premier usage de l’arc dans ce milieu fût voué à des fins de chasse. On suppute ensuite que l’arc, dont la corde tendue vibre et résonne aux sollicitations habiles, produisant une gamme de sons étendue, servit d’appeau. Il est en effet troublant, à l’écoute, de reconnaître le son émis par l’ardvaark en rut (ce qui tend à corroborer l’hypothèse pré-citée). L’arc des archers suisses est donc un exemple précoce d’outil «deux en un». On sent déjà frémir les prémisses de l’attrait suisse pour le multifonctionnel. Les bases théoriques de l’organisation des multinationales comme du couteau suisse sont posées.
Il devient par la suite un instrument de musique, utilisé au départ sûrement pour célébrer l’adresse des archers suisses lors de soirées arrosées d’ayahuasca. Il est connu aujourd’hui au Brésil comme berimbau.

Une légende orale nous informe de l’existence d’un archer mythique : Hans Berin.
Il n’est pas surprenant que la famille Berin soit aujourd’hui encore à la pointe de la flèche, fabricant renommé de cibles de compétition.


- LEXIQUE ALPIN TROPICAL

Le sens de «bau» est quant à lui plus obscur. Plutôt que l’allemand «construire», ou le phonétiquement proche «bow» anglais (dont le sens «archet» en dérive et non le contraire), nous optons pour le portugais «bau» (boîte). La différence entre un arc de chasse et le berimbau réside en effet dans l’adjonction d’une calebasse utilisée comme caisse de résonance et c’est probablement ici la marque du génie de Hans Berin d’avoir augmenté l’instrument de cet appendice ; d’où l’hommage rendu à son nom.

On remarquera que la capoeira («kapo», chef en dialecte du Grütli) fait usage de deux attributs typiques des mercenaires suisses, l’arc et l’auto-défense. Ses origines sont communément attribuées aux esclaves noirs. Nous verrons par la suite que l’histoire s’arrange pour toujours stigmatiser les mêmes victimes.

Le mot «Tupi» est une version en dialecte suisse du «tüpische» allemand qui signifie «typique». Le terme est communément attribué par les spécialistes au Calviniste Jean de Léry. Nous reviendrons sur le parcours exceptionnel de ce genevois d’adoption.

Il y a une preuve solide que le Brésil même ait été nommé par les mercenaires suisses.
Lors du premier voyage, ils apportent avec eux la recette du Bretzeli national, une sorte de galette frite. Le chemin est long, sans assurance de retour et cette gourmandise les aide à faire face au «Sehnsucht nach Heimat», le mal du pays. Un sentiment de nostalgie qui sera plus tard nommé Saudade (de «soldat» ou «soldaten») en référence à leurs états de service.

 

Le Bretzeli explique sans doute l’usage du «z» du mot «Brazil» dans certaines langues.
Sa version «roulés» est désormais très courante dans toute l’Amérique latine.




- ESQUISSES D’UNE INVASION

Ainsi, alors que les choses évoluent dans la jungle avec les descendants des mercenaires suisses, le Brésil rencontre quelques problèmes avec les Espagnols qui veulent leur part du gâteau sud-américain, mais aussi avec les Anglais et les Français. Ces derniers sont rapidement sortis du jeu tandis que l’Espagne traite avec le roi du Portugal. Le deal se résume à : «vous gardez le Brésil et nous prenons le reste». Sous l’influence de la Garde suisse qui, rappelons-le, gouverne en sous-main le Vatican, le pape tranche, accepte l’accord et le roi du Portugal signe.

Ces installations de mercenaires, individuelles, disparates, rarement répertoriées et souvent ignorées des historiens ne constituent pas pour autant une émigration.

Hormis deux tentatives éphémères (la Nouvelle-Genève au milieu du XVIe siècle, des mercenaires à Vila Vicosa de Madre de Deus en 1765), il n’ y a guère d’émigration suisse au Brésil avant le XIXe siècle.

Les missions évangéliques, nombreuses, de prêtres suisses ne constituent pas non-plus un apport suffisamment probant par manque de documentation.
Citons quand même la présence étonnante du missionnaire jésuite Martin Schmidt qui vers 1720 enseigne le tissage, la peinture, la conception et la fabrication d’instruments de musique baroque aux indiens Chiquitos, à la frontière bolivienne.


- LES PREMIÈRES COLONIES

La situation démographique dans la Fédération helvétique empire. Il ne suffit plus d’envoyer des gens hors du pays pour une période définie, il devient urgent de le faire de façon permanente.

Dès 1818 de nombreux Suisses émigrent au Brésil pour échapper aux conséquences de la crise de 1816. Ils établissent des plantations de café à Mucuri, Caravelas et aussi plus au sud, dans la Serra dos Órgãos, pas très loin de Rio.

Le premier consulat suisse d’outre-mer est ouvert au Brésil en 1818.

La même année, les deux Suisses Abraham Langhans et David Pache fondent la ville de Leopoldina à Bahia. Leur méthode de culture et de préparation du café contribue à une meilleure qualité et renforce le marché d’exportation.

Le canton de Fribourg est le premier à organiser une émigration massive et l’accord est conclu avec le roi du Portugal, par l’entremise du pape, d’acheter des terres au Brésil et d’envoyer cent familles y fonder une colonie. Cent familles représentent environ huit cent individus. Il y en aura en réalité beaucoup plus. Les familles sont sélectionnées en fonction de leurs métiers afin d’obtenir un juste équilibre des compétences : agriculteurs, forestiers, tisserands, prêtres, etc. En plus de ces familles, un nombre important, non-répertorié, de personnes isolées est exilé par décisions de justice. Ces «mauvais» citoyens représentent ce que le canton ne veut pas garder sur son sol : prostituées, criminels, libres penseurs, nomades, miséreux, Heimatlosen (apatrides), etc. Ils ne sont pas répertoriés sur les documents officiels mais les historiens ont trouvé les preuves de ce fait à travers la correspondance entre les familles et leurs proches sur le continent européen. Ils sont qualifiés «d’indigents» par les autorités. Le mot «indigène» provient plus sûrement de cette origine et non des Indes, le continent qu’Amerigo Vespucci, navigateur mythomane, crût découvrir en accostant aux Amériques.

En 1819 la première colonie suisse officielle est donc crée. C’est aussi la toute première colonie européenne après la «découverte» du Brésil par les Portugais. La terre qui est achetée est choisie dans les environs de Rio pour sa géographie et son climat, ressemblant à l’environnement fribourgeois mais aussi pour sa proximité avec la capitale, d’où le roi protège la nouvelle colonie de la velléité de l’Espagne qui domine encore certains territoires.

La nouvelle ville sera baptisée Nova Friburgo.


Académie du fromage, Nova Friburgo

 


Fromage de la marque Frialp, Nova Friburgo

 

L’installation de cette première colonie est entièrement conduite par un personnage fribourgeois controversé nommé Sébastien-Nicolas Gachet. Avec Jean-Baptiste-Jérôme Brémond, un français émigré en Suisse et naturalisé pour échapper à la révolution, propriétaire de mines et d’usines de verre, négociant en peaux et en diamants, ils organisent scrupuleusement l’émigration de citoyens suisses à travers l’obscure compagnie «Gachet & Cie», contrôlant ainsi les immigrés, leur prêtant l’argent nécessaire au voyage et à l’installation (achat d’outils, de machines, etc.) par le biais de banques européennes basées en Suisse (eh oui déjà).

La finalité de l’entreprise des deux comparses est d’implanter des industries métallurgiques, textiles, des manufactures de verre, de développer la culture du coton et tout autre commerce pouvant leur profiter. Ils deviennent propriétaires de terres brésiliennes négociées avec la Couronne portugaise au profit de ladite compagnie, et louent les sols aux colons avec des intérêts élevés alors même que la «Gachet & Cie» est convenue d’un accord avec le Brésil d’une exonération sur l’impôt de six ans. Aussi, alors qu’une convention stipule que le voyage soit financé par la Couronne, Brémond et Gachet font payer les colons à leur départ de Hollande, créant des retards préjudiciables à la santé des voyageurs, contractant la malaria dans les marais bataves. Sur plus de deux mille migrants embarqués, seul mille six cent arriveront à bon port.

Le roi du Portugal adopte pourtant une proposition qui ne fait ni mention de la «Gachet & Cie», ni de l’existence de Brémond, et ni du comportement de Gachet envers les migrants suisses. Brémond devient consul du Brésil et du Portugal en Suisse et Gachet consul de Suisse au Brésil.

Le double jeu des deux escrocs sera finalement découvert par les autorités et la disgrâce s’abattra sur l’un en Suisse, sur l’autre au Brésil.

Enfin, comme l’affirme Martin Nicoulin, dans La Genèse de Nova Friburgo, il est intéressant de noter que la naissance de Nova Friburgo est une conséquence de l’émigration française dans le canton de Fribourg pendant la Révolution française.

Aussi, pour l’anecdote, relevons qu’une partie importante des ancêtres de l’artiste suisse Jean Tinguely est présente sur les registres des migrants de Nova Friburgo.

Très tôt, l’activité principale de Nova Friburgo est l’industrie textile. Aujourd’hui encore, Nova Friburgo est le centre et la référence de la lingerie Brésilienne.
On peut dire que le corps de la femme brésilienne est dessiné par les Suisses de Nova Friburgo.


Lingerie de la marque Rosativa, Nova Friburgo

Une vague importante de migrants, faisant suite au processus d’abolition de l’esclavage entamé par Pedro II voit plus de trois mille familles suisses arriver à partir de 1847.

L’agent d’émigration suisse Emil Paravicini et son partenaire brésilien le sénateur Nicolau Pereira de Campos Vergueiro organisent cet exode massif en vue de remplacer les esclaves noirs, déclinants, sur les plantations de café. Les contrats proposés par l’entreprise Vergueiro & Co. établissent que les dettes de voyage sont payées par les agriculteurs ; les profits de la récolte étant en théorie divisés entre les colons et les propriétaires fonciers. Les agriculteurs sont finalement exploités et leur condition, comme mentionné précédemment, n’a rien à envier aux esclaves noirs.

Forte d’une flotte de douze navires, la Steinmann & Cie., du saint-gallois Daniel Steinmann, participe elle aussi à un flux continu d’immigrants suisses et allemands en Amérique du Sud et au Brésil. Il étendra son activité à l’Argentine et à l’Uruguay avec une nouvelle agence, la «White Cross Line». Tout est dit.

En 1856, Thomas Davatz, un colon suisse de la ferme de café Ibicaba, à Limeira, environs de São Paulo, conduit une révolte des colons suisses, la première révolte blanche, qui marquera la fin du système de partenariat. L’insurrection est telle que l’immigration suisse de masse au Brésil est brutalement freinée.

Le rapporteur Johann Jakob von Tschudi est envoyé de Suisse pour faire un état des conditions de vie dans les colonies. Le Baron Tschudi critique une grande partie de ce qu’il y voit, mais disculpe le gouvernement du blâme. Le flux migratoire organisé par les États prend néanmoins fin suite à cette inspection.

Thomas Davatz publie également un rapport intitulé «Traitement des colons dans la province de São Paulo au Brésil et sa montée contre leurs oppresseurs. Un appel à l’aide aux autorités et aux supporteurs des Etats auxquels appartiennent les colons.»

Ce rapport est considéré comme l’ouvrage fondateur de la lutte de classe et des revendications prolétariennes au Brésil.

Mentionnons également d’autres colonies suisses moins célèbres telles Santa Luzia e Santa Clara (1824), Colônia de Santa Isabel (1846), Joinville (1851), Superagüi (1852), Colônia Roca Sales (1881), Nova Helvetia (1897), Colônia de Presidente Getúlio (1904) et Bom Retiro (1922)

Un exemple cocasse est celui de Gramado. L’endroit ressemble étrangement aux alpages suisses, chalets compris. C’est ici que l’on trouve le meilleur chocolat et le plus exporté du Brésil.

Gramado, centre


Gramado, centre


Gramado, nord

Notons l’établissement de colonies coopératives comme Colônia Helvetia (Indaiatuba) (1888), établie par quatre familles (Ambiel, Amstalden, Bannwart et Wolf), parties du Canton d’Obwald.

Celui qui introduit le coopératisme au Brésil est le Père Theodor Amstad, du canton d’Urwald.
Il vient au Brésil en 1885. Il commence par fournir une assistance économique et sociale aux colons de Rio Grande do Sul. Il est à l’initiative de la fondation du mouvement des associations d’agriculteurs.

Amstad crée à Colônia «Nova Petrópolis,» les premiers dépôts, systèmes de prêts et de trésorerie coopératifs au Brésil. Le «coopérativisme du crédit» - donnera origine au système Sicredi, aujourd’hui étendu à tout le pays.

Beaucoup d’autres coopératives sont créées grâce à son initiative. L’une de ces «caisses d’épargne» conduira à la création de la Banque agricole Mercantil SA, qui en 1949 compte 16 succursales, 45 bureaux et de nombreuses agences dans le pays.

Amstadt formule les lignes directrices pour la création de coopératives en 1903 et le gouvernement rédige la première loi sur les coopératives en 1907.

N’oublions pas Lauzane Paulista dans le district de Mandaqui, São Paulo.
Lauzane est évidemment une translittération de Lausanne. Le terrain est acheté par un natif de Lausanne, Alberto Savoie, en 1917, pour la géographie qui lui rappelle sa ville natale. Il revend plus tard le terrain à Piero Roversi, également d’origine suisse.
La valeur immobilière de la zone est actuellement la plus chère du nord de São Paulo.

Et pour finir avec le sourire, citons la Rua Helvetia, la zone des crackers de São Paulo plus connue sous le sympathique surnom de Cracolândia. On s’y souvient avec nostalgie les années 90 zurichoises du quartier Letten.

Les colonies suisses, nous l’avons compris, regardent le prolétariat. La bourgeoisie, elle, est déjà présente et l’immigration suisse des milieux d’affaire, des marchands, industriels et agents de commissions occupe déjà des postes clefs de l’import-export comme de la production de matières premières. Des négociants suisses font le voyage à titre individuel ou pour le compte de compagnies privées européennes et les maisons de commissions fleurissent dans les ports tant brésiliens qu’européens (Rio, Le Havre, Anvers, Hambourg, Marseille, etc.). La plupart sont montées par des Suisses ou en partenariat avec des Suisses. Dès lors, le traçage est difficile à établir puisque les sièges sociaux peuvent alors se trouver à Londres, à Paris, à Genève, comme à Rio. Au Brésil, des propriétaires suisses sont déjà sur place et parfois sont ceux-mêmes qui exploitent leurs compatriotes. Les banques suisses supportent les investissements de leurs concitoyens comme de ceux d’autres nations et les assurances suisses assurent les bateaux et les marchandises. Le commerce du café, du lait, du cacao, du caoutchouc, du coton, du tabac et de nombreux minerais sont très vite aux mains, directement ou indirectement, des marchands suisses.

La stratégie suisse, discrète mais efficace, porte ses fruits et c’est au Brésil que les fondations du capitalisme suisse actuel sont bâties. Le système bancaire moderne et les multinationales suisses, comme le négoce international de commodité, contrôlé par la Suisse, en découlent.

On voit aussi, grâce à l’exemple d’Amsdat et à celui de Davatz, le schisme qui oppose déjà les riches propriétaires et les puissants négociants suisses au corps des travailleurs et paysans. L’alter-mondialisme prend forme dans ce terreau qu’est le paradoxe suisse du Brésil, comme le souligne le théoricien de la cause, l’économiste et militant suisse Jean Ziegler.

C’est ce que nous explorons en détail dans le volume «Tropicalpen - l’effroyable vérité».


- HÉRALDIQUE COMPARATIVE

Comparons les drapeaux suisse et brésilien.


Rien de commun à première vue. Observons attentivement le drapeau brésilien (le drapeau actuel voit le jour en 1889, à la proclamation de la République).
«Ordre et Progrès», la devise du pays, si ça ne sonne pas suisse !
Il s’agit bien ici de la devise positiviste du philosophe français Auguste Comte empruntée par les républicains alors menés par Benjamin Constant Botelho de Magalhães (nous y reviendrons). Le positivisme de Comte est alors érigé en dogme et un temple est construit en 1881 par Miguel Lemos (philosophe brésilien) et Texeira Mendes (philosophe et mathématicien brésilien) à partir de plans dessinés par Comte lui-même. Sur le fronton, la formule de l’auguste philosophe : «O Amor por principio e a Ordem por base ; o Progresso por fim». Auguste Comte est effectivement français mais, d’où son nom tient-t-il son origine ? Du fromage suisse «Comté», un parent du Gruyère de la région de Fribourg.
Eh oui.


Fromagerie, Comté

Observons plus attentivement encore.
Le drapeau du Brésil contemporain utilise la police «Helvetica» sous une forme expansée.
Helvetica, d’abord connue sous le nom Neue Haas Grotesk (Haas étant le fondeur et «grotesk» signifiant Sans Serif en typographie) a été conçue par Max Miedinger en 1957 pour la fonderie Haas à Bâle. D’où le nom de la police, Max Miedinger était Suisse.
Vous remarquerez la lettre G typique de cette police.

Mais revenons aux drapeaux.
Ici, le drapeau de la République helvétique avant qu’elle ne devienne Confédération :

Et ici, le drapeau portugais :

Dois-je ajouter quelque chose?

Et ici le drapeau de la ville de São Paulo :

Et voici la bannière portugaise de l’Ordre Militaire du Christ :

Cette bannière est en usage sur les navires qui ont «découvert» le Brésil. Elle se réfère à l’ordre des Templiers, ordre interdit alors par le roi de France Philippe IV et le pape Clément V mais réactivé au Portugal par le roi Dinis 1er avec l’approbation du pape Jean XXII en 1318.

De nouveau le drapeau suisse :

Je suis sans voix.


- DE LA RÉPUBLIQUE

Revenons maintenant à la République Brésilienne. Un des hommes politiques clefs derrière l’accès à la République est Benjamin Constant Botelho de Magalhães. Il lance le mouvement du 15 Décembre 1889 qui mène à sa proclamation.

Ses parents l’ont nommé d’après l’homme politique révolutionnaire vaudois Benjamin Constant. Prophétique ! Une ville, «Benjamin Constant», dans la municipalité Amazonas, à la frontière avec le Pérou, rend ainsi hommage au révolutionnaire brésilien comme à son inspirateur, ne conservant les noms que de ce dernier.

La république de Constant opte pour le fédéralisme (constitution de 1891) et s’inspire des fédéralismes suisses et américains. Rappelons que la Suisse est le pionnier du fédéralisme. Le pacte défensif permanent entre les cantons de Uri, Schwyz et Unterwald, conclu en 1291 est à l’origine de la Confédération.

Bien que militaire, général de brigade, Constant est pacifiste, préconisant la réduction des forces armées, réduites alors à un simple rôle de police dans un but de maintien de l’ordre public. Ce point de vue, calqué des idées d’Auguste Comte, est à la base de sa doctrine du soldat-citoyen, selon laquelle les membres des forces armées, avant que d’être soldats, sont des citoyens d’un régime républicain. Ce système rêvé par Constant est en Suisse pratiqué depuis longtemps.


- ÉMILE OU DE L’ÉDUCATION

Constant, militaire donc, entre au gouvernement comme Ministre de la Guerre. Mais il reçoit également dans ses attributions, à titre intérimaire, les Postes et Télégraphes et l’Instruction Publique. Par un décret de novembre 1890, il fixe de nouvelles directives pour l’instruction publique, organisant la décentralisation de celle-ci, engageant la construction de bâtiments appropriés à l’enseignement, ordonnant la création de nouvelles écoles, y compris d’écoles normales en vue d’une formation adéquate des enseignants, et mettant en place un fonds scolaire. D’autre part, il met en œuvre une importante réforme de l’enseignement primaire et secondaire du Distrito Federal nouvellement institué.

Constant, formé à l’école d’Auguste Comte, est particulièrement influencé par un autre positiviste, le français Allan Kardec. Le pédagogue et fondateur de la philosophie spirite inspire les fondements du système scolaire au Brésil comme son œuvre spirite prend une place sans comparaison possible dans la société et la culture brésilienne. De nos jours, Allan Kardec est l’un des auteurs français les plus lus au Brésil avec plus de trente millions d’ouvrages vendus. Plus de six millions de Brésiliens se déclarent spirites et les principales villes brésiliennes ont toutes une rue Allan Kardec et même souvent plusieurs comme São Paulo qui en compte six, ainsi qu’un collège Allan Kardec. Plusieurs écoles primaires brésiliennes portent également le nom du fondateur de la doctrine spirite. Les députés brésiliens ont dédié des séances de l’Assemblée nationale à Allan Kardec et à son œuvre.

Quel rapport avec la Suisse me direz-vous ? Tout !
Les fondements de la pensée d’Allan Kardec trouvent leur source à Neuchâtel où il étudie comme interne au château d’Yverdon, chez le célèbre pédagogue suisse Johann Heinrich Pestalozzi, disciple de Jean-Jacques Rousseau, qui met alors en pratique les principes de l’«Émile ou De l’éducation» de son maître. Les influences de Pestalozzi sont très fortes sur le jeune Kardec, et des principes de la pédagogie se retrouveront dans la doctrine spirite : la fraternité universelle ou l’ouverture aux femmes.

N’oublions pas non plus le rayonnement de l’épistémologue Jean Piaget, autre Neuchâtelois, sur les milieux éducatifs brésiliens. Les principales découvertes faites par Piaget et ses nombreux collaborateurs sur le terrain de la psychologie du développement intellectuel sont à la source de la plupart des recherches actuelles sur l’intelligence pratique et conceptuelle de l’enfant.

Oui, l’École brésilienne, l’éducation des brésiliens, puise son origine sur les rives du lac de Neuchâtel.


- PSYCHÉ ET PSILOCYBINE

Le Brésil est le premier pays d’Amérique du Sud d’implantation du freudisme, élaboré à Zürich. Suivront naturellement les influences du suisse Carl Gustav Jung, à travers sa disciple brésilienne Nise da Silveira, du pédagogue et pasteur zurichois Oskar Pfister et de la lausannoise Germaine Guex, anciennement assistante de Jean Piaget. Il va sans dire que les figures d’Eugen Beuler, psychiatre de Zürich qui introduit dans le vocabulaire psychiatrique les termes de schizophrénie et d’autisme comme celle de Hermann Rorschach, zurichois également, dont les tests semblent faits sur mesure pour la société brésilienne, religieuse et syncrétique par excellence ; ce qui explique qu’au Brésil l’enseignement de la psychanalyse a ceci de particulier qu’il est promu avant tout par les églises évangélistes.

Rappelons que la thèse de fin d’études de Rorschach porte sur «les hallucinations-réflexes et les phénomènes associés». Nous sommes en 1906 et ces travaux seront d’un apport déterminant pour la compréhension des rituels initiatiques de certaines tribus amérindiennes comme des transes chrétiennes courantes dans les églises évangélistes du pays.

Au-delà des coutumes, l’étude des langues autochtones par l’éminent linguiste brésilien Mattoso Câmara s’appuie sur les thèses d’analyse structurelle de Ferdinand de Saussure, le fondateur genevois de la linguistique moderne, et en particulier sur ses travaux sur le système primitif des voyelles.


- LE POSITIVISME ALLUME «LES LUMIÈRES» DU BRÉSIL

Et si l’on parle d’éducation, la connaissance même du pays, de ses antécédents pré-coloniaux, de sa faune, de sa flore et de ses peuples originels, sert l’utopie de fabriquer une identité nationale, hors des nationalismes importés par chaque communauté.

Les scientifiques suisses sont en première ligne et de nombreuses missions sont envoyées soit à l’invitation des autorités brésiliennes, soit motivées par des universités étrangères, soit déjà au profit d’industriels soucieux d’interpréter au plus juste leurs investissements futurs.

Pour ce qui concerne la flore en particulier, leurs recherches contribuent à la description systématique des espèces locales, mais aussi à la compréhension de leur potentiel économique. Penser qu’ils aient pu privilégier des sociétés compatriotes pour le financement ou l’exploitation de leurs travaux serait pur fantasme.

L’intérêt des Suisses pour la flore brésilienne est ancien et le botaniste suisse Gaspard Bauhin l’étudie déjà au début du XVIIe siècle sur des spécimens rapportés du Brésil.
Bauhin marque un tournant dans l’histoire de la botanique. Il ne se contente pas de reprendre et de commenter les anciens textes. Basé sur un véritable travail d’observation, son herbier contient plus de quatre mille échantillons, il propose un embryon de classification, et rompt avec le système alphabétique. Il adopte un nom court, souvent constitué de deux mots, qui préfigure le système binomial de Carl von Linné.

Citons quelques scientifiques suisses ayant marqué l’histoire naturelle et la médecine du Brésil.

L’ornithologue Carlos Hieronymus Euler arrive au Brésil en 1853. Il y épouse la riche veuve d’un marchand et propriétaire et devient producteur de café. En 1867 il est nommé vice-consul de Suisse à Cantagalo. Son étude «Contribution à l’Histoire naturelle des oiseaux du Brésil» regroupe trois cent quatre vingt six espèces. C’est la première du genre. L’importance d’Euler pour l’ornithologie est si grande que son nom est utilisé pour identifier au moins trois oiseaux brésiliens : Empidonax Euleri, Empidonus Euleri Lawrencei et Coccyzus Euleri. A partir de 1874, il se dédie à l’ingénierie des chemins de fer et participe à la construction de la ligne Vitória-Minas. Il écrira finalement «Description des nids et des œufs d’oiseaux du Brésil» en 1900, référence absolue pour qui s'intéresse aux nids et aux œufs.

Le biologiste et géologue suisse Jean Louis Rodolphe Agassiz, en 1829 déjà, publie depuis Neuchâtel, les résultats de la première étude scientifique sur les poissons d’Amazonie à partir de spécimens rapportés par des scientifiques allemands. Il conduit une mission en 1865 financée par le millionnaire américain Nathanael Thayer. En quinze mois seulement, il classe mille huit cents espèces de poissons du fleuve Amazone et des lacs, soit deux fois ceux répertoriés en Méditerranée jusqu’alors. Le mythe de la lenteur suisse est définitivement enterré.

En 1884, Emil August Goeldi répond à l’invitation du directeur influent du Musée Impérial et National de la capitale de l’époque, Rio de Janeiro. Des circonstances liées à la proclamation de la République en 1889 le voient partir en 1890 pour le Parà où il est invité à réorganiser le Musée d’Histoire Naturelle et d’Ethnographie de Belèm (l’actuel Museu Goeldi). Il convoque pour le seconder la crème des naturalistes européens, principalement suisses, allemands et autrichiens. Zoologiste, il décrit un nombre phénoménal d’oiseaux, de batraciens et de mammifères. Plus d’une trentaine d’espèces portent son nom. Goeldi est aussi reconnu comme une figure importante de l’épidémiologie au Brésil. Il étudie le mécanisme de la transmission de la fièvre jaune et établit le premier l’importance de combattre le moustique comme vecteur principal de la maladie.

Parmi ses collaborateurs, le botaniste Jakob Huber appelé de Genève par Goeldi pour organiser la section botanique du Musée (dont il deviendra directeur en 1907). Il est le premier scientifique à s’établir de façon permanente en Amazonie. Il conduit un nombre impressionnant d’expéditions dans les régions d’Amapa et Cunami, à l’île de Marajó, au Rio Capim. De 1898 à 1904, il fait plusieurs autres voyages d’études au nord du Brésil, atteignant les confins de l’état d’Acre. Il y fait des observations plus méticuleuses que ses prédécesseurs et découvre de nombreuses substances végétales, approfondissant la connaissance des plantes «utiles». Il s’intéresse alors aux possibilités d’exploiter économiquement les espèces amazoniennes. Ses recherches sont primordiales à l’avancement de la pharmacopée mondiale et donc à l’industrie pharmaceutique dont il n’est pas étonnant qu’elle devienne le monopole de compagnies suisses.

Rappelons que 17 % des substances utilisées par cette industrie proviennent de la forêt amazonienne. Les firmes suisses actuelles Novartis et Roche concentrent en 2014 à elles seules plus de 10% du volume commercial du secteur et 25% du chiffre d’affaire total des dix premières firmes mondiales, soit 90 milliards de dollars.

Non content d’être l’un des chercheurs les plus éminents de la flore amazonienne, Huber produit des études précieuses sur les fourmis et surtout sur l’arbre à caoutchouc. Le potentiel de l’hévéa n’a pas encore la considération méritée au Brésil et Jakob Huber s’attache à augmenter le rendement de sa production. Il voyage jusqu’à Ceylan et la Malaisie pour visiter les plantations locales et étudier les techniques de saignées. Son expertise contribuera à faire du caoutchouc brésilien le plus prisé par l’industrie mondiale.

Adolfo Lutz, brésilien de parents suisses, formé à Berne, est le premier sud-américain à étudier scientifiquement la fièvre jaune ainsi que nombre de maladies telles le choléra, la variole, la fièvre typhoïde, le paludisme, etc., approfondissant les recherches initiées par Emil Goeldi. Il s’intéresse également aux grenouilles et aux serpents et fonde le premier institut consacré aux morsures de serpent et au venin, l’Instituto Butantan (l’institut devient l’Instituto Lutz, premier laboratoire moderne de bactériologie du Brésil). Il fait paraître de nombreux articles influents sur le sujet et plus de quarante espèces de serpents et batraciens sont mises à jour par ses soins. Sa fille, Bertha Lutz, perpétue ses recherche herpétologiques après sa mort en 1940. Zoologiste et femme politique, elle devient une figure centrale du féminisme au Brésil et mène la campagne qui donne le droit de vote aux femmes en 1931.

Le botaniste Leo Zenthner arrive au Brésil en 1907, à l’invitation de Miguel Calmon du Pin e Almeida, gouverneur de l’État de Bahia, qui lui confie la direction de l’Institut agricole de Bahia, à São Bento de Lajes. Il importe le premier la variété de cacao Criollo du Vénézuela et du Nicaragua. Il le cultive au sein de l’institut et ses recherches améliorent la qualité du produit pour en faire le meilleur cacao du marché. Il publie ses recherches en 1914 et son Criollo devient la cible de toutes les spéculations. Ce sont des plants volés par des Anglais qui seront replantés en Côte d’Ivoire et qui introduiront le Cacao en Afrique.


- DIPLOMATIE ROUGE ET BLANC

En 1900 la Suisse est invitée par la France et le Gouvernement brésilien à arbitrer un différent territorial entre le Brésil et la Guyane française. La Suisse tranche en faveur du Brésil et le tracé impose à la Guyane ses frontières définitives. Le Gouvernement brésilien n’aura d’autre idée que de célébrer la Suisse dans une liesse nationale. Cette indélicatesse aura des répercussions dramatiques sur la communauté suisse partagée entre romans pro-français et alémaniques pro-allemands (bon, en fait c'est un peu plus compliqué…). C’est à partir de cet épisode que les suisses germanophones, majoritairement protestants, prendront l’ascendant sur les suisses francophones, majoritairement catholiques. Comme chacun sait, le capitalisme est étroitement lié au protestantisme et ce renversement de situation favorisera l’essor d’une course au gain effrénée.

Plus tard, la Suisse représente les intérêts brésiliens en Allemagne, en Italie, au Japon, en France, au Danemark et en Egypte (1942-1945), en URSS (1951-1962) et à Cuba (1964-1965).

Petite anecdote :
La Guyane française fait face depuis longtemps aux orpailleurs clandestins venus du Brésil. De nombreux programmes de contrôles sont soit-disant mis en place, pourtant l’or illégal se retrouve toujours en vente sur le territoire. Il est exporté de Guyane chaque année, d’après les chiffres de la douane française, trois fois plus d’or que la France n’en produit sur place. Tout cet or est exporté vers la Suisse, ce qui représente la plus importante exportation de la Guyane Française, soit 22%. La Suisse raffine officiellement 70% de l’or mondial.


- COLONISATION CONTEMPORAINE

Comme annoncé précédemment, ce chapitre mérite à lui seul une étude approfondie.
«Tropicalpen - l’effroyable vérité» nous apprend comment le génie suisse a peu à peu infiltré tous les secteurs clefs de l’industrie brésilienne, comment des ingénieurs et des compagnies suisses sont à la base de l’industrialisation du pays, comment l’industrie pharmaceutique suisse entretient son monopole grâce à l’Amazonie, comment la Suisse est devenue le centre du commerce mondial de commodités, comment les ressources minières et pétrolières brésiliennes sont gérées par des intérêts suisses, pourquoi plus d’un quart des travailleurs brésiliens travaillent pour la Suisse et enfin, pourquoi, sans rire, la Suisse et le Brésil ne sont qu’un seul et même pays.

Au générique de ce prochain épisode : Nestlé, Roche, Novartis, Schindler, ABB, Adecco, UBS, Crédit Suisse, WWF, Glencore, le CICR, la FIFA, Holcim, Bally, Maggi, Syngenta, MSC, Oerlikon, Swatch Group, Pro Helvetia, et tous ceux dont on entend jamais parler. A suivre donc…

Bon, parlons un peu de culture, histoire de nous détendre.


- L’IMAGE DU BRÉSIL ET LA PROPAGANDE LEUZINGER

Il ne fait aucun doute que la Suisse est derrière toutes les formes artistiques importantes qui émergent au Brésil au XXe siècle.

La photographie brésilienne doit son avènement au suisse Georges Leuzinger. Originaire de Mollis, Canton de Glaris, il s’établit à Rio en 1832. Après un passage dans l’entreprise d’import-export de son oncle, l’invention du daguerréotype en 1839 retient l’attention et le génie commercial de Leuzinger. Il fonde la même année la Casa Leuzinger à Rio, un atelier d’impression et de diffusion de lithographies. Vingt ans plus tard, la Casa Leuzinger est alors la plus importante entreprise d’imprimerie et d’arts graphiques du Brésil. Un studio photo est mis en place en 1860 et Leuzinger, en plus de produire ses propres images, fixant une grande partie de l’iconographie de Rio du XIXe siècle, diffusera la production de photographes européens.


Georges Leuzinger - Senhora na liteira com dois escravos - Bahia, c. 1860

Les Brésiliens et le monde entier découvrent alors les paysages et les habitants les plus reculés du pays mais aussi la modernité en marche du Brésil avec, imprimés, les témoignages d’une industrialisation rapide, des premiers chemins de fer, télégraphes et autres tramways, grâce à ce bataillon de pionniers, photographes explorateurs, qui traverseront l’immense territoire conscients de la valeur artistique et de l’intérêt ethnographique comme du potentiel commercial de leurs images.




Albert Frisch - O índio em seu habitat – Pages du premier recueil de photographie ethnographique publié par Leuzinger, 1867-69

Formé par Leuzinger, Marc Ferrez, photographe d’origine française, documente la formation du Brésil en tant que nation. Il fait entre autre partie en 1865 de la mission conduite par le biologiste et géologue suisse Jean Louis Rodolphe Agassiz. Agassiz écrit «un voyage au Brésil» publié deux ans plus tard.


Marc Ferrez - Préparation du sol pour la construction de la ligne de chemins de fer Paranaguá-Curitiba - Paraná, c. 1882 

Autre compagnon notoire de Leuzinger, le photographe Guilherme Gaensly, né Wilhelm Gaensl en 1843 à Felben-Wellhausen, Suisse, et mort à São Paulo en 1928, travaille quant à lui principalement le portrait et les paysages, documentant d’abord Bahia, puis la ville de São Paulo. Gaensly est un des auteurs de cartes postales les plus actifs au Brésil entre 1895 et 1925 et reste considéré comme le paysagiste paulista le plus important du début du XXe siècle. Il est durant 25 ans le photographe officiel de la compagnie de tramway de São Paulo et du Ministère de l’agriculture. Il représente le Brésil à l’exposition universelle de Paris en 1889 et celle de St Louis en 1904.


Guilherme Gaensly - Embarque de café - Santos, 1911

Le peintre suisse Louis Buvelot arrive à Bahia en 1834 où son oncle possède une ferme de café dans Colônia Leopoldina. Il peint tout d’abord son environnement puis ouvre en 1845 un studio de photographie privé. Il se retrouve peu de temps après employé comme photographe officiel de l’Empereur Dom Pedro II.

Plus proche de nous, la célèbre photographe et ethnographe neuchâteloise Claudia Andujar, arrivée au Brésil en 1956, consacre sa vie à la défense des Yanomani, ses portraits sublimes documentant leur lente extinction.


Claudia Andujar - Yanomani - Amazonia, 1971

Mais l’esthétique du fantasme tropical est avant tout le fruit de son plus grand promoteur, Georges Leuzinger, qui accompagnera à travers ses émules et ses publications la photographie dans le XXe siècle et les débuts du modernisme au Brésil.


Georges Leuzinger - Aléa Jardim Botânico - Rio, c.1865


Georges Leuzinger - Dique da Ilha das Cobras, c.1865

 

- LE MODERNISME I - CORBU LE BRÉSILIEN

Nous sommes en partie ce que nous habitons et ce qui nous entoure. Dans les villes, l’architecture et l’urbanisme sont nos tissus, nos abris, notre identité visible. Et l’identité des villes modernes brésiliennes est typiquement suisse. Les villes modernes au Brésil sont le rêve de Le Corbusier devenu réalité par ses admirateurs et disciples brésiliens.

Le Corbusier est éminemment Suisse, même s’il acquiert la nationalité française dans les années 30. En 1929, il est invité par l’université de Rio de Janeiro pour faire une étude sur l’urbanisation de la ville.

On suppose que Lucio Costa, anciennement étudiant à Paris où réside alors Le Corbusier, est à l’origine de l’invitation. Lucio Costa a comme assistant le jeune Oscar Niemeyer qui deviendra le plus célèbre architecte brésilien. Oscar Niemeyer, comme Lucio Costa revendique depuis toujours l’influence de Le Corbusier. Il fera un séjour lui aussi à Paris pour étudier avec le maître. Le brillant Niemeyer deviendra vite l’associé de Costa sur de nombreux projets dont la nouvelle capitale Brasília, Costa pour l’urbanisme et Niemeyer pour l’architecture. Niemeyer ne fera pas secret de son utilisation du Modulor, système de mesure «humaine» mis au point par Le Corbusier (basé entre autres sur le nombre d’or, l’homme de Vitruve et les suites de Fibonacci). Costa et Niemeyer deviennent sous l’influence de Le Corbusier les idéologues du mouvement moderne brésilien.


Le Corbusier et Oscar Niemeyer, date inconnue

En 1936, Costa et Niemeyer reçoivent commande du siège du Ministère de l’Éducation et de la Culture à Rio (MEC). Ils invitent Le Corbusier à venir superviser le projet. Les dessins datent de 1936 et la construction est achevée en 1943.

D’autres architectes participent au projet dont Alfonso Reidy, Carlos Leão, Ernani Vasconcellos et Jorge Moreira. Tous fervents promoteurs de la pensée Corbusienne.
Le MEC, autrement appelé «Edificio Gustavo Capanema», est le tout premier bâtiment moderniste en Amérique latine et le point de départ de la colonisation du modernisme architectural. Le MEC est sans aucun doute le manifeste de l’architecture moderniste au Brésil.

Vous pouvez voir ici l’utilisation de l’identité vernaculaire dans les motifs tropicaux des mosaïques et aussi dans le jardin dessiné par Roberto Burle Marx :

C’est aussi la première fois que Le Corbusier utilise ses fenêtres «brise-soleil», que l’on retrouve dans de nombreux projets ultérieurs.

Les trois architectes se réunissent à nouveau à New-York en 1947 pour concevoir le bâtiment des Nations Unies, terminé en 1952. Ce sera la première mise en pratique du Modulor.

Oscar Niemeyer signe en 1966 (construction commencée en 1957) l’Edificio Copan de São Paulo. Il compte 1160 appartements pour 5000 résidents, 2 galeries marchandes, des parkings et un cinéma aujourd’hui converti en église évangéliste. C’est l’immeuble qui propose la plus grande surface d’habitations au monde. Le Condominio Copan est une brillante interprétation de La Cité Radieuse de Le Corbusier à Marseille.
Un hommage évident lui est rendu ici par l’utilisation de «brise-soleils» sur toute la façade ondulée.

En 1957 Le Corbusier et Costa conçoivent ensemble le pavillon brésilien de la cité universitaire à Paris.

Petit aparté au sujet de l’endroit où s’est tenue la première version de cette conférence, la Casa do Povo, à São Paulo. Il est intéressant de noter que le bâtiment est conçu en 1953 par le studio Martins / Engel / Mange. L’équipe est dirigée par Ernest Robert de Carvalho Mange, d’origine suisse, bien sûr. Le théâtre, en sous-sol est lui aussi dessiné par un architecte suisse dont le nom s’est perdu dans mes notes.


Casa do Povo, étage supérieur

En 1947 Mange remporte une bourse d’études de deux ans pour étudier au studio Le Corbusier à Paris. En plus d’être un urbaniste très influent au Brésil, Mange devient le président de la Société Municipale d’Urbanisation et, plus tard, le directeur artistique de la Fondation de la banque Itaú. Comme quoi on est suisse où on ne l’est pas.

L’architecture moderniste n’est pas grand chose sans le béton. Et c’est l’ingénieur suisse Erich Rheinhold Meili, arrivé à São Paulo en 1936 qui, avec le bureau technique «Eurico Meili», apporte son expertise. Il participe durant trente ans aux plus grands projets tels le Palais de l’Agriculture de Niemeyer, le stade Morumbi de Vilanova Artigas, les grands magasins Mappin ou encore la gare et le terminal du métro Jabaquara. Il sera fidèle à ses origines et construira pour les grandes entreprises suisses Brown & Boweri, Eternit, Sandoz, Ciba-Geigy et Roche. Enfin, il participe à la fondation de l’Église évangélique suisse de Saint-Paul et de l’École suisse-brésilienne de São Paulo.


- LE MODERNISME II - CENDRARS ET LE CONCEPT ANTHROPOPHAGE

Prenons le cas d’Oswald de Andrade, un des fondateurs du modernisme Brésilien.
Les influences qui nourrissent son concept «anthropophage» prennent source de l’autre côté des Alpes, plus qu’au cœur de l’Amazonie comme on pourrait l’imaginer en premier lieu.

En 1923, De Andrade rencontre le poète né suisse Blaise Cendrars à Paris. Les deux deviennent proches au point d’influencer leurs poèmes respectifs. En 1925, De Andrade dédie son recueil «Pau Brazil» à Cendrars. Cette relation va conduire Cendrars à voyager au Brésil en compagnie de De Andrade et de sa clique. Les impressions et les analyses de Cendrars sur le pays qu’il appelle «Utopialand» ont un impact déterminant sur De Andrade qui publie son «Manifeste Anthropophage» quelques années plus tard en 1928. Pour De Andrade l’inspiration vient aussi de «Totem et Tabou» de Freud (quasi suisse) et des œuvres de Claude Lévi-Strauss, lui-même inspiré par le psychanalyste établi à Zürich et par Jean-Jacques Rousseau et son «Discours sur les Fondements de l’inégalité parmi les hommes». Inutile de rappeler ici les origines de Jean-Jacques Rousseau. Le concept d’«anthropophagie» appliqué au processus inter-culturel de De Andrade n’est rien d’autre qu’un condensé intelligent de diverses théories suisses.

 


Blaise Cendrars en compagnie de De Andrade et amis, date inconnue


- PARENTHÈSE CANNIBALE

Permettez-moi de faire une (longue) parenthèse et de revenir à Jean de Léry et à l’anthropophagie.

Jean de Léry est un huguenot bourguignon né en 1536. Il rejoint Calvin à Genève en 1552. Quelques années plus tard, en 1557, à la demande de l’intriguant Chevalier de Malte, le vice-amiral Nicolas de Villegagnon, il est envoyé par Calvin, avec treize autres réformés genevois, rejoindre «la France Antarctique», une mission coloniale française de deux cents hommes, liée au commerce du Pernambouc, établie au Fort Coligny dans la baie de Rio. Villegagnon, nouvellement converti à la Réforme, dirige d’une main de fer la mission commanditée par l’amiral protestant Gaspard de Coligny. Sa gestion laborieuse fragilise la colonie qui subit la défection de nombreux colons, partis pour des horizons moins serviles, dans les terres, et pour beaucoup en compagnies de tribus locales. Il a besoin d’hommes à la morale indéfectible pour remplacer les Normands trop enclins à courir les indiennes.

Les nouveaux arrivants sont d’abord bien accueillis par Villegagnon, qui autorise la discipline réformée dans la colonie et la concorde religieuse semble initialement régner ; la première sainte Cène est célébrée le 21 mars. Mais Villegagnon apparaît trop zélé, il manque de retenue et éveille les soupçons de Léry quant à sa réelle conversion à la Réforme. Malgré deux oraisons prononcées par Villegagnon et retranscrites par Léry, des disputes théologiques quant à la substance des espèces de l’eucharistie émergent. Villegagnon condamne alors la Réforme et limite les célébrations publiques du culte protestant. Fin octobre, les rapports deviennent si tendus que les protestants sont expulsés du fort et s’installent sur la terre ferme chez les Tupinamba.

Ils y restent dix mois et les observations de Léry font l’objet vingt ans plus tard de son visionnaire «L’histoire d’un voyage faict en la terre du Brésil». Ce livre est considéré par Lévi-Strauss comme le «premier modèle d’une monographie d’ethnologue». C’est accompagné de ce «bréviaire de l’ethnologie» qu’il aborde la baie de Rio et son incontournable «Triste tropiques» (1955) entretient des correspondances assumées avec l’ouvrage de Léry. L’intertextualité chez Lévi-Strauss s’apparente ici à un phénomène de cannibalisme symbolique.

Justement, puisque c’est de cela dont il s’agit : Léry décrit minutieusement la vie et les coutumes des Tupinamba. Il se montre si désireux de comprendre les peuples indigènes qu’il va jusqu’à leur «pardonner» leur cannibalisme, au motif que la société européenne lui paraît capable de crimes plus atroces encore, à l’endroit de la communauté protestante particulièrement. Il s’oppose en cela au français Thevet, parti de la mission peu avant l’arrivée de Léry, cosmographe et géographe de profession, qui, à l’aulne de la foi catholique et romaine fera un portrait calamiteux des Tupinamba, «barbares assoiffés de chair humaine» dans son «Les Singularités de la France Antarctique» publié à son retour fin 1557. Léry, bien qu’il soit choqué de leur nudité et de leur ignorance de Dieu, ôte soigneusement toute monstruosité de la description des Tupis, et recadre le cannibalisme dans une pratique rituelle, indissociable d’une culture qui n’est pas la sienne.

Les descriptions, qui ouvrent la voie à l’ethnologie, sont entrecoupées d’anecdotes et de comparaisons humoristiques : «revestez-le [sauvage] de ses habillemens, bonnets, et bracelets si industrieusement faits de ces belles et naifves plumes de diverses couleurs, dont je vous ay fay mention, et ainsi accoustré, vous pourrez dire qu’il est en son grand pontificat». Comme dans ce dernier exemple, la critique de l’Europe catholique n’est jamais très loin : l’anthropophagie paraît ainsi moins terrible que l’attitude des usuriers. Il s’agit alors dans l’«Histoire d’un voyage» d’une vraie «dénonciation de l’ethnocentrisme.»

Le conflit dogmatique entre Villegagnon et Léry conduit les protestants à finalement repartir pour l’Europe. Cinq compagnons de Léry décident au dernier moment de descendre du bateau qui doit partir vers la France et retournent à Fort-Coligny, et trois d’entre eux sont noyés pour avoir refusé d’abjurer ; le chevalier fait transmettre par le bateau une lettre demandant de faire brûler comme hérétiques Léry et ses compagnons, découverte in extremis.

Le différend continue d’enfler en France et le débat «cannibale» autour de l’interprétation de «ceci est mon corps, ceci est mon sang» de la baie de Rio est un des éléments déclencheurs de la guerre entre le parti catholique et le parti protestant en 1562. L’amiral De Coligny est assassiné dans son lit en 1572. En 1575, André Thevet publie sa «Cosmographie universelle», dans laquelle il affirme que les protestants portent une lourde responsabilité dans l’échec de l’expédition brésilienne.

Dans la préface à l’«Histoire d’un voyage», Léry, confie avoir été décidé à publier son livre par les «menteries» de Thevet. Cette préface donne une dimension politique au texte : elle attaque violemment Thevet et Nicolas de Villegagnon, et pose l’ouvrage comme rétablissement d’une vérité historique, comme plaidoyer pour la mémoire de protestants calomniés et comme critique des cruautés catholiques.

Il dédie le livre, ultime provocation, à François de Coligny, comte de Coligny, l’un des chefs protestants pendant les guerres de religion en France et fils de l’amiral Gaspard de Coligny.
Les deux derniers chapitres racontent le terrible voyage de retour, qui dure près de cinq mois et est fait de tempêtes et de famine ; certains hommes d’équipage sont sur le point de tuer un de leurs compagnons pour le manger.

En 1928, l’ethnologue suisse Alfred Métraux publie «La Civilisation matérielle des tribus Tupi-Guarani.» Ce livre est la première analyse de la guerre et de l’anthropophagie rituelle chez les anciens Tupi du Brésil, et marque le point de départ de l’ethnologie moderne au Brésil. C'est Métraux qui aidera Lévi-Strauss à fuir le nazisme en l’invitant aux États-Unis où il réside alors.

Mais, ce que ni Léry, ni Métraux n’auraient pu imaginer, est la découverte récente en 2008 d’un sanctuaire celtique en Suisse, vieux de deux mille ans.

Deux corps d’adultes exhumés y sont couchés sur le ventre comme des animaux, sans bras ni jambe du côté droit, et donc manifestement mutilés, les ossements comportant des traces noires de brûlure. «On peut supposer qu’ils ont été rôtis. Il est donc fort probable qu’ils aient été mangés. Ils ont en tous les cas été traités comme des animaux», hypothèse un archéologue du site du Mormont situé entre Lausanne et Yverdon-les-bains.

«La guerre des Gaules» de Jules César, écrite quelques dizaines d’années après cette datation probable, parle de pratiques barbares et anthropophages des Celtes, dont les Helvètes sont une des branches.

Jean de Léry serait resté en Suisse étudier les cannibales helvètes et la Saint Barthélémy
eût été évitée !

Mais retournons à nos anthropophages modernes.


- LE MODERNISME III - NAISSANCE DU CONCRÉTISME

Un autre acteur important de la scène pauliste, compagnon d’arme de De Andrade et ami également de Cendrars est le poète Sérgio Milliet da Costa e Silva. De 1912 à 1920, il vit à Genève, où il effectue ses études, et c’est en Suisse que le jeune poète publie, en français, ses deux premiers recueils. Il participe avec De Andrade à la Semaine d’Art moderne en 1922. Manifestation clef dans l’histoire du modernisme où l’identité Brésilienne est au centre de la question, la Semaine d’Art Moderne pose les bases du modernisme brésilien à l’instar des Avant-Gardes européennes. Milliet, bilingue franco-portuguais, devient le traducteur de la pensée du mouvement vers l’Europe comme il introduit au Brésil les textes des auteurs francophones dont Blaise Cendrars.

La semaine d’Art Moderne verra la présence marquante d’Oswaldo Goeldi, autre artiste clef du modernisme brésilien, fils d’Emil August Goeldi, médecin et zoologiste suisse directeur du musée d’ethnographie et d’histoire naturelle de Parà. Et celle encore de John Louis Graz, genevois, qui collabore avec la revue Klaxon, porte-parole du mouvement.

Il est amusant de voir que le «Volkgeist», «l’esprit du peuple» théorisé par Herder, ici au centre des préoccupations des artistes du mouvement moderniste, trouve certaines réponses dans leurs relations avec la Suisse comme les ferments analytiques de ses origines dans les travaux d’ethnologues suisses.


- 1951 - LE CHOC DE LA BIENNALE

L’artiste et théoricien de l’art Max Bill, figure de proue de l’Art Concret suisse (avec son compatriote Gottfried Honegger), remporte le Prix international de Sculpture de la première Biennale de São Paulo en 1951.

La même année, Sophie Taueber-Arp, l’épouse suisse de Hans Arp, décédée en 1943 est honorée d’une exposition posthume à travers ses œuvres d’abstraction géométrique. Elle est la première femme à avoir intégré le mouvement Dada à Zürich (Dada est présenté pour la première fois au Brésil pour la Semaine de l’Art de 1922). Elle s’oriente par la suite vers l’abstraction géométrique et l’art concret.
En 1955, une rétrospective à la 3e Biennale de São Paulo lui est consacrée.

Les deux artistes ont un impact sans précédent sur la scène artistique brésilienne. La participation de Max Bill à la première biennale et sa rétrospective au Musée peut être considérée comme le début d’une nouvelle ère dans l’art brésilien. La critique dira de lui qu’il est «l’étincelle qui alluma la mèche de la révolution artistique du Brésil». Des artistes influents tels que Franz Josef Weissmann, Alexandre Wollner, Lygia Clark et Lygia Pape (née à Nova-Friburgo) se réclament de sa lignée.

Le concrétisme et ses premiers avatars, le Grupo Ruptura à São Paulo et le Grupo Frente à Rio, naissent ainsi sur les traces de la courte mais intense visite à São Paulo de Max Bill, dès 1952.

En 2013 le pavillon brésilien de la Biennale de Venise rend un hommage mérité à Max Bill.


Max Bill - Unidade Tripartida, 1948


Max Bill posant devant Kontinuität, 1986


Lygia Clark - Diálogo de mãos, 1966


Sophie Taueber-Arp - Composition of Circles and Overlapping Angles, 1930


Sophie Taueber-Arp - Echelonnement, 1934

Un autre suisse dont nous avons tendance à oublier l’influence fondamentale sur les artistes brésiliens, poètes et intellectuels de l’époque est Eugen Gomringer.
Il est alors le secrétaire de Max Bill et l’accompagne pour la biennale. Ses idées sur la façon dont l’art concret de Max Bill pourrait se traduire dans le domaine de la poésie rencontrent un intérêt inattendu à São Paulo. En particulier, celui d’Augusto et Haraldo de Campos et de Décio Pignatari.
Eugen Gomringer invente le terme «Poésie concrète» en 1953 dans son livre «Constellations». Pas plus tard que 1958 les frères de Campos et Décio Pignatari publient le premier manifeste de Poesia Concreta au Brésil.

Eugen Gomringer - Ordnung, 1953

 

Eugen Gomringer - Flow / Grow / Show / Blow, 1953

 

Eugen Gomringer - Wind, 1953

 

Augusto de Campos - Fluvial / Pluvial, 1954

 

Les quatre biennales qui suivront auront pour directeur artistique Sérgio Milliet qui invitera le suisse Paul Klee à la deuxième biennale en 1953. C’est également l’année où la suisse Mira Schendel s’établit à São Paulo. Elle devient vite un membre influent du mouvement moderniste et est aujourd’hui considérée comme une référence majeure de l’art d’Amérique latine. Ses œuvres sur papier ne sont pas sans rappeler les expériences de poésie concrète que Paul Klee fait dès 1938.


Paul Klee - Alphabet I, 1938


Paul Klee - Beginning of a poem, c. 1938

L’artiste carioca Hélio Oiticica, se réclamant du mouvement néo-concret, est quant à lui fortement inspiré dans sa jeunesse par ce même Paul Klee.
Hélio Oiticica a de nombreuses vies artistiques, initie ou fait partie de plusieurs mouvements. Une œuvre en particulier nous intéresse ici : l’installation immersive de 1967 «Tropicália, penetráveis PN2 «Pureza é um mito», PN3 «Imagético»» qui donne son nom au mouvement tropicália fondé par des étudiants de l’Université Fédérale de Bahia (UFBA).


Hélio Oiticica - Metaesquema, 1957


Hélio Oiticica - Metaesquema, 1957


Hélio Oiticica - Metaesquema, 1957

Hélio Oiticica - Red series, 1959

 


Hélio Oiticica - Tropicália, penetráveis PN2 «Pureza é um mito», PN3 «Imagético», 1967


Hélio Oiticica - Tropicália, penetráveis PN2 «Pureza é um mito», PN3 «Imagético», 1967


Hélio Oiticica - Tropicália, penetráveis PN2 «Pureza é um mito», PN3 «Imagético», 1967

Mais que se passe-t-il à Salvador de Bahia à ce moment ?


- TROPICALIA ET SES RACINES INSOUPÇONNÉES

L’allemand Hans-Joachim Koellreuter dirige alors le département de musique de l’Université Fédérale des Arts de Bahia, où déjà enseigne le célèbre pianiste suisse Pierre Klose. L’UFBA est un modèle d’Université progressiste.

En 1956 Koellreuter invite le compositeur suisse Ernst Widmer à enseigner dans le séminaire de musique libre à la même université.

Ernst Widmer tombe amoureux du pays qu’il ne quitte que pour mourir dans sa ville natale d’Aarau, en 1990.


Ernst Widmer en présence de membres du groupe Filho de Ghandi, c.1970

Dans l’école de musique de l’UFBA, Ernst Widmer occupe de nombreuses fonctions. Il enseigne le piano, l’harmonie, le contrepoint, la théorie et l’analyse, la fugue, la composition, l’orchestration, la direction d’orchestre, dirige le chœur des étudiants mais également ouvre des classes de perception musicale et d’improvisation.

Son enseignement est à la fois musical, spirituel, anthropologique et politique. Il développe une pédagogie basée sur l’improvisation et surtout sur la personnalité et le désir de chaque étudiant. Il privilégie la recherche d’un langage individuel à travers une méthodologie de composition portée par deux principes qu’il juge essentiels à l’acte créateur : l’organicisme et le relativisme.

Il va en quelque sorte à l’encontre du concept de musique universelle de Koellreuter et se concentre sur les interactions entre esthétiques contemporaines européennes, musiques folk, vernaculaires et traditions autochtones.

Son ouverture à tous et à tout type de pensée créatrice comme sa défiance à l’égard des principes établis sont les marques de la méthode de Widmer. Son influence sur le Groupe des Compositeurs de Bahia, dont il est membre fondateur, est induite dans la déclaration de principe du Groupe, publiée dans le premier de ses bulletins (1966) : «Nous sommes contre toute espèce de principe établi».


De gauche à droite : Ernst Widmer, Lindembergue Cardoso, Rufo Herrera, Milton Gomes, Jamary Oliveira & Walter Smetak

L’esprit de Widmer se propage sur l’ensemble de l’Université, bien au-delà du département de musique, durant près de trois décennies, et les répercussions de son enseignement sont considérables.

Parmi les étudiants ou les enseignants qui ont été directement impliqués dans ses cours, ont assisté à ses concerts ou présentations, ou interagit avec ses élèves pour des projets interdisciplinaires, on peut citer Tom Zé, Caetano Veloso (également étudiant de Koellreuter et qui rencontre John Cage en 1962 lors d’un concert à l’Université), Lina Bo Bardi, Glauber Rocha, Martim Gonçalves, Maria Bethânia, Gilberto Gil, Vivaldo Lima da Costa, et tant d’autres.

Le Cinema Novo dont Glauber Rocha est un des représentants les plus marquants est le viviers de jeunes cinéastes qui ont pour la plupart côtoyé Ernst Widmer. Cinema Novo se réclame du néoréalisme italien et de la Nouvelle Vague, mais, comme le cinéma underground qui lui fait suite, le mouvement Udigrudi, plus attaché à l’expérimentation, la référence du franco-suisse Jean-Luc Godard, synthèse de la nouvelle vague et du cinéma expérimental, est partagée et considérée comme fondatrice. La critique va jusqu’à surnommer Glauber Rocha «le Godard brésilien».

Les poètes concrets entretiennent eux aussi des liens étroits avec l’Université. Et les compositeurs Milton Gomes et Lindembergue Cardoso usent régulièrement de poésie concrète dans leurs compositions expérimentales.


- WALTER SMETAK II - ÉPILOGUE

Walter Smetak, émigre de Zürich en 1937 et s’installe à Salvador de Bahia. Il a une formation de violoncelliste et débute donc comme professeur de violoncelle à l’UFBA.
Il s’intéresse rapidement à la facture d’instruments «maison», influencé par Dada et l’expérimentation sonore. Il est également membre fondateur du Groupe de Compositeurs de Bahia avec Ernst Widmer. Alors que Widmer est le théoricien des cultures croisées appliquées à la musique contemporaine, Smetak est le professeur fou, l’ouvreur d’esprits, celui qui affirme à ses étudiants que la musique est un terrain de jeu illimité, sans frontière entre populaire, expérimental ou savant.
Parmi ses élèves citons Gilberto Gil, Jards Marcalé, Tom Zé et encore Caetano Veloso.

En 1974, Veloso produit le premier album tardif de Walter Smetak.

Il n’y a pas de Tropicalia sans Ernst Widmer ni Walter Smetak comme il n’y a pas de Tropicalia sans l’influence du concrétisme suisse.


Augusto de Campos - Dias Dias Dias, 1953

Augusto de Campos - Dias Dias Dias, par Caetano Veloso, 1973

Augusto et Haraldo de Campos sont très proches des initiateurs du mouvement que sont Caetano Veloso, Gilberto Gil et Tom Zé.
Tom Zé à l’habitude de rencontrer les De Campos au moins deux fois par semaine pour partager idées et pensées, et ce durant de nombreuses années.
Torquato Neto fait aussi partie du cercle. Il écrit pour les «tropicalistes» quelques-unes des chansons les plus influentes.
Torquato Neto agit comme l’agent culturel et le défenseur polémique de l’avant-garde artistique, incluant tropicália , le cinéma marginal, et le concrétisme.
Augusto De Campos dédie un poème à Veloso après le fameux épisode du 15 Septembre 1968.
Veloso, soutenu par le groupe Os Mutantes participe au 3ème Festival Internacional da Cançao avec la chanson «E proibido proibir» (il est interdit d’interdire) devant les huées de la foule. Le public est surtout composé de la jeunesse bourgeoise peu encline à recevoir un tel message. Rappelons que nous sommes sous le régime de la dictature militaire.
Veloso s’interrompt et répond aux sifflets par une violente apologie de la liberté, fustigeant le festival, le public et la dictature, tandis qu’Os Mutantes improvise une musique psychédélique brutale. L’événement marque la radicalisation politique du mouvement tropicália , et conduit peu de temps après Veloso et Gil à l’exil en Grande-Bretagne.

Le poème objet de De Campos «Viva vaia» (vive les huées) est un glorieux exemple de typographie géométrique utilisant le triangle de la bannière bahianaise et les couleurs du drapeau suisse.


Une autre influence sous-estimée sur le mouvement tropicália comme sur de nombreux artistes de la fin des années 60 et du début des années 70 au Brésil est le LSD. Son inventeur, le suisse Albert Hoffmann synthétise le LSD dès 1938, mais ce n’est qu’en 1943 qu’il commence à l’expérimenter sur lui-même. Par la suite, il isole le principe actif de la psilocybine et fait des recherches approfondies sur l’ayahuasca et autres psychotropes de l’Amazonie. Albert Hoffmann travaille sa vie entière pour les laboratoires Sandoz, qui fusionnent avec Ciba-Geigy en 1996 pour former Novartis.
Notons que de nos jours la Suisse est le seul pays au monde qui conduit des recherches sur les drogues hallucinogènes.


- INTERLUDE

Voici quelques exemples d’emprunts à la poésie concrète par tropicália.

Dans «Augusta, Angelica e Consolação», Tom Zé énumère les rues de son enfance à São Paulo, comme s’il s’agissait d’une liste de conquêtes amoureuses.

Dans cet autre exemple notable Mutantes joue avec l’itération, l’élision et la transformation des mots Bat Macumba.

Ici «Objeto semi identificado», un collage sonore de Gilberto Gil et de l’arrangeur et orchestrateur du mouvement, Rogério Duprat, datant de 1969. C’est un des exemples de tropicália utilisant les techniques de la musique concrète.

Dois-je rappeler qu’à cette époque, que ce soit pour l’enregistrement ou le montage, les studios étaient équipés de magnétophones Studer, Schlumberger, Nagra ou autre Revox ? Que des marques suisses !

Un autre exemple, en 1973, est le premier album de Walter Franco «Ou não». Arrangé également par Rogerio Duprat.

Ici, «Céu» de Persona en 1975

Mais ce serait sortir de tropicália que de s’étendre sur l’influence de la musique concrète sur les compositeurs brésiliens des années 60 et 70 tels que Jorge Antunes, Jocy de Oliveira ou Rodolfo Caesar.

Terminons néanmoins avec cet extrait qui marque le point de départ d’une autre ère, que l’on pourrait appeler concrétisme radical. «Discurso aos objetos» de Lelo Nazario, 1984.

Je suppose que vous avez désormais la quasi conviction que le Brésil est en fait la Suisse.
Vous cherchez dans vos dernières réticences la contradiction oubliée et vous n’hésitez pas à lâcher l’argument déloyal : oui, mais le Brésil n’est rien sans la samba et la batucada.
Absolument d’accord.


- LA BATUCADA, FILLE INDIGNE DE L’ARMÉE SUISSE

Pour l’anecdote, le Sambadrome de Rio, est construit par Niemeyer en 1984 sur un terrain racheté au brasseur suisse Joseph Villager, à l’endroit même où fût établie la brasserie Brahma, première bière du Brésil, avenue Marques de Sapucahí, en 1888.

Ici quelques images édifiantes du carnaval de Rio 2015.
4000 danseurs de l’école de samba Unidos da Tijuca y font la promotion de la magnificence suisse.

Voici ce qu’on appelle une cloche Agogo ou Alpenglocken

L’instrument dérive des cloches à vaches suisses.



La batucada est bien sûr basée sur un motif rythmique appelé «Swiss Army Triplet» :



Application ici par quelques jeunes et fougueux amateurs :


Et voici l'incontournable «cuíca», translittération maladroite de l’adjectif «suéca» (suisse).

L’instrument rappelle étrangement le Brummtopf (ou Rummelpott), un instrument de percussion que l’on trouve dans le Sud-Tyrol et dans certaines régions de Suisse dès le XVe siècle.


Franz Hals - Der Rommelpotspieler mit fünf Kindern, 1618–1622

Rien d’étonnant donc à ce que les champions incontestés du «line drum» soit les tambours de l’Armée suisse. Vous noterez la pointe de samba à 2 minutes 15 sec.




- POSTLUDE- LA RÉVÉLATION

C'est évidemment dans la superposition de calques que surgit l'image du monde réel. La clef, approchée sans succès par nombre de sémionautes, réside en cet espace intermédiaire que la technologie nous permet enfin de pénétrer : jouez les deux dernières vidéos en même temps (abaissez le volume de la première de moitié).

 

Obrigado, Merci vilmal,
Samon Takahashi, 2014 - 2016.